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Margo reposa la dernière page de Muséologie en se disant qu’elle était sûrement la dernière rédactrice en chef du pays à relire ses épreuves sur papier. Elle recula sur son siège en soupirant et regarda l’heure à la pendule : 2 heures du matin. Elle bâilla, s’étira et se leva en faisant grincer le vieux fauteuil en chêne.
Les bureaux de la revue étaient situés sous les toits, dans un local mal ventilé surplombant de quelques mètres le quatrième étage de l’aile ouest du Muséum. En plein jour, une lumière glauque filtrait à travers de maigres fenêtres, mais à cette heure, une lampe champignon posée sur le bureau de la jeune femme lui offrait un éclairage succinct
Margo glissa dans une enveloppe brune les épreuves corrigées, accompagnées des instructions destinées à l’imprimeur. Elle comptait déposer le tout à l’imprimerie du musée en partant. Le lendemain en milieu de journée, les premiers tirages sortiraient des rotatives afin d’être remis en main propre au président du conseil d’administration, au doyen du collège scientifique, à Menzies et aux autres chefs de département.
Prise de doute, elle se demanda si elle avait bien fait de se lancer dans une telle croisade. Surtout au moment où elle retrouvait avec bonheur le Muséum. Pourquoi risquer de tout gâcher ?
Elle secoua la tête. Elle était convaincue d’avoir raison. De toute façon, elle ne pouvait plus faire machine arrière. Avec le soutien de Menzies, jamais ils n’oseraient la renvoyer.
Elle descendit l’escalier de fer et se retrouva dans l’immense couloir du quatrième. Le plus long de toute la ville à en croire les spécialistes, il s’étendait sur l’équivalent de quatre pâtés de maisons. Elle le remonta en direction des ascenseurs, bercée par le cliquetis de ses talons aiguilles sur le sol de marbre. Arrivée à destination, elle appuya sur la flèche du bas et une rumeur sourde monta des boyaux de l’immense bâtisse alors que la cabine se mettait en branle. Moins d’une minute plus tard, les portes coulissaient.
Elle monta dans l’ascenseur et appuya sur le bouton du premier étage. Elle avait toujours aimé l’élégance désuète de la cabine, ses vieilles grilles de laiton et ses parois de loupe d’érable usées, l’ascenseur entama sa descente en grinçant et s’immobilisa trois étages plus bas dans une dernière secousse. Margo en émergea et traversa plusieurs salles d’exposition qu’elle connaissait bien : le hall consacré à l’Afrique, celui des Oiseaux d’Asie et celui des Coquillages, l’alcôve des Trilobites. Les vitrines étaient plongées dans l’obscurité, contribuant à l’atmosphère inquiétante du lieu.
La jeune femme s’arrêta alors que lui revenaient brusquement en mémoire les terribles événements survenus sept ans plus tôt, un soir comme celui-ci[11]. Chassant ses mauvais souvenirs, elle repartit d’un pas plus vif jusqu’aux locaux de l’imprimerie, glissa son enveloppe dans la fente aménagée à mi-hauteur de la porte et retraversa en sens inverse les halls déserts, suivie par l’écho de ses pas.
Au pied du grand escalier, elle se ravisa. Lorsqu’elle s’était entretenue au téléphone avec le vieux chaman Tano, il lui avait recommandé de veiller à ce que les masques soient exposés dans le bon ordre au cas où le Muséum refuserait de les restituer. Selon les croyances Tanos, les masques étaient habités par les esprits des quatre points cardinaux et il était impératif de placer chacun d’eux dans la bonne direction afin de préserver l’harmonie terrestre. Margo n’était pas superstitieuse, mais perpétrer un acte sacrilège ne pouvait qu’alimenter la controverse. Elle s’était empressée de transmettre l’information à Ashton, mais elle le soupçonnait d’avoir prêté une oreille plus que distraite à ses recommandations.
Au lieu de se diriger vers la sortie du personnel, Margo bifurqua à gauche en direction du grand hall réservé à. « L’images du Sacré ». L’entrée de l’exposition reproduisait la porte d’une tombe khmère, ses linteaux de pierre figurant une litanie de déliés et de démons engagés dans une lutte épique : des apsaras volants, des Shiva dansants et des dieux affublés de trente-deux bras, dans un face à face violent avec des diables crachant du feu et des cobras à tête humaine. La scène était si réaliste que Margo hésita un instant à rebrousser chemin. Elle aurait probablement décidé de revenir le lendemain matin si elle n’avait eu la hantise de croiser Ashton qui la battait froid depuis son éditorial.
Refusant de se laisser envahir par la peur, elle glissa sa carte magnétique dans le lecteur situé à côté de l’entrée. Un clic discret se fit entendre et une diode verte s’alluma. Elle pénétra dans l’exposition en prenant soin de refermer la porte derrière elle, s’assurant que la diode repassait au rouge.
Le hall, à peiné éclairé par quelques spots, était silencieux. À une heure aussi tardive, même les plus acharnés de ses collègues avaient dû quitter les lieux. Une odeur de bois, de sciure et de colle lui monta aux narines. La plupart des collections étaient déjà en place, à l’exception de rares objets qui attendaient sur des chariots qu’on veuille bien les installer. Le sol était jonché de planches, de fils électriques et de morceaux de plastique, Margo se demanda un instant si tout serait prêt pour l’inauguration, trois jours plus tard, mais elle haussa les épaules en se disant que c’était le problème d’Ashton et non le sien.
Sur le seuil de la première salle, la curiosité prit le pas sur le sentiment de malaise qui l’assaillait encore quelques minutes plus tôt. Préoccupée par les excuses qu’elle allait faire à Nora lors de son passage précédent, elle n’avait, jeté qu’un coup d’œil distrait à l’exposition. Même à ce stade de l’installation, il ne faisait aucun doute qu’« Images du Sacré» ferait couler beaucoup d’encre.
Elle se trouvait dans une réplique de la chambre mortuaire de Néfertiti, au cœur de la vallée des Reines à Louxor. Mais au lieu de reproduire la tombe telle qu’elle était à l’origine, les organisateurs l’avaient imaginée après le passage des premiers pilleurs de sépultures. L’énorme sarcophage de granit, brisé en plusieurs endroits, avait été vidé de son contenu. La momie de la reine égyptienne gisait sur le sol, éventrée à hauteur de la poitrine, où les voleurs s’étaient acharnés sur les bandelettes afin de dérober le scarabée d’or et de lapis-lazuli placé sur le cœur de la reine. Margo examina brièvement la momie, enfermée dans le cercueil de verre. Il s’agissait de la véritable momie de Néfertiti prêtée pour l’occasion par le musée du Caire ainsi que le précisait une pancarte.
Sa mission provisoirement oubliée, Margo apprit par une longue note explicative que la tombe avait été profanée peu après les funérailles de la reine par les prêtres chargés d’en assurer la garde. Les pilleurs, effrayés par les pouvoirs surnaturels de la défunte, avaient tenté de se protéger en détruisant les objets qu’ils ne comptaient pas voler, espérant ainsi éviter la malédiction de leur souveraine, ce qui expliquait la présence dans la tombe de nombreux débris.
La jeune femme franchit une arche de pierre ornée de bas-reliefs et se retrouva soudainement dans l’univers des catacombes romaines à l’époque des premiers chrétiens. Elle avançait à présent dans un étroit passage, creusé à même la roche, dans lequel étaient taillés des loculi et des arcosoliadébordant d’ossements humains. Des inscriptions en latin, des croix et divers symboles chrétiens maladroitement gravés dans la pierre surmontaient certaines alcôves. Les commissaires de l’exposition avaient poussé le réalisme jusqu’à placer de faux rats derrière certains squelettes.
Ashton avait privilégié une approche sensationnaliste, mais force était de constater que celle-ci était efficace.
Margo se retrouva ensuite dans une salle consacrée à la cérémonie traditionnelle du thé au Japon. Elle avançait sur une allée de gravier, au cœur d’un jardin parfaitement ordonnancé depuis lequel on apercevait la sukiya consacrée à la préparation de la boisson. C’était un véritable soulagement pour la jeune femme de goûter à une telle sérénité au sortir de l’univers confiné des catacombes. La chambre de thé était l’expression même de la pureté et de la tranquillité, avec ses cloisons de papier huilé, ses incrustations de nacre, ses meubles de bois poli, ses tatamis, et l’ensemble des ustensiles nécessaires à la cérémonie : la bouilloire en fer, la passette de bambou et la serviette de lin. Cette quiétude artificielle, avec ses cachettes et ses zones d’ombre, ne tarda pourtant pas à provoquer chez Margo une nouvelle bouffée d’angoisse.
Il était temps d’aller vérifier la disposition des masques et de rentrer chez elle.
Elle traversa d’une traite une loge funéraire amérindienne, un hogan rempli de peintures de sable Navajos, une scène de chamanisme Chukchi plus vraie que nature, le chaman physiquement enchaîné au sol afin de mieux protéger son âme de la voracité des démons, avant de parvenir enfin à l’espace réservé aux masques Tanos. Ils étaient maintenus à l’aide de minces tiges métalliques au centre d’une vitrine, tous disposés dans des directions différentes. Un sublime paysage du Nouveau-Mexique était peint sur un mur circulaire de façon à ce que chacun des masques regarde l’une des quatre montagnes sacrées du pays Tano.
Margo était littéralement hypnotisée par la beauté étrange et la puissance évocatrice de ces masques aux traits austères et graves, débordant d’humanité. Vieux de huit cents ans, ils étaient d’une incroyable modernité. De véritables chefs-d’œuvre,
Elle consulta ses notes et s’aida d’un plan accroché au mur pour s’assurer de l’orientation respective des masques. En tournant autour de la vitrine, elle constata à son grand étonnement qu’ils étaient correctement positionnés. En dépit de ses airs supérieurs, Ashton avait suivi ses recommandations ; il fallait bien reconnaître que son exposition était une réussite.
Ses angoisses se rappelèrent à elle, le silence qui l’entourait l’étouffait. Elle fourra précipitamment ses notes dans son sac et décida qu’elle aurait tout le loisir de visiter les autres salles après l’inauguration. En plein jour, de préférence, au milieu de la foule.
Elle allait repartir lorsqu’elle entendit un bruit sec dans la salle voisine, comme si quelqu’un avait fait tomber une planche. Elle sursauta violemment et son cœur se mit à battre la chamade. N’osant plus bouger, elle s’immobilisa plus d’une minute, les oreilles aux aguets, dans le silence.
À demi rassurée, Margo passa prudemment la tête à travers le portique séparant les deux salles. Dans la pénombre, elle reconnut l’intérieur de la grotte des Mains peinte par les Anasazis d’Arizona un millénaire auparavant. Personne.
Elle poussa un soupir de soulagement en apercevant un tas de planches dans un coin : un morceau de bois en équilibre instable avait dû tomber.
Le calme impressionnant qui l’entourait, ajouté à la thématique de l’exposition, allait finir par avoir raison de ses nerfs. Ne pense plus aux événements d’il y a sept ans. Le Muséum a changé, et même beaucoup changé. Elle se trouvait sans doute dans l’un des lieux les plus sûrs de toute la ville, la sécurité du musée avait été renforcée à plusieurs reprises depuis ses aventures d’autrefois. Elle avait pu s’en apercevoir un peu plus tôt, personne ne pénétrait dans l’exposition sans une carte magnétique qui permettait d’enregistrer le nom de chaque visiteur et son heure d’arrivée.
Margo se dirigea vers la sortie en chantonnant à mi-voix afin de se protéger du silence, Elle avait effectué la moitié du chemin lorsque le même bruit sec se fit entendre, cette fois dans l’une des salles qu’elle devait encore traverser.
— Ohé ! appela-t-elle d’une voix qui résonna dans le hall désert. Il y a quelqu’un ?
Pas de réponse.
Sans doute un gardien avait-il buté contre un morceau de bois en effectuant sa ronde. Autrefois, certains employés de nuit trompaient leur ennui en puisant dans les réserves d’alcool de grain du département d’entomologie, et il leur arrivait d’en abuser. Comme quoi certaines choses ne changent pas, pensa Margo.
Elle repartit à vive allure, rassurée par le bruit de ses talons sur le sol carrelé.
Un claquement sourd, et l’exposition se retrouva brusquement plongée dans le noir.
Le circuit auxiliaire prit aussitôt le relais et les néons de secours s’allumèrent en clignotant l’un après l’autre en ronronnant.
Margo tenta de calmer une fois de plus les battements affolés de son cœur. Elle s’en voulait d’avoir peur, ce n’était tout de même pas la première fois qu’une panne d’électricité survenait au musée. Les bâtiments étaient vieux et ce genre d’incident se produisait régulièrement. Elle n’avait aucune raison de s’inquiéter.
Un nouveau bruit résonna dans la pièce qu’elle venait tout juste de quitter. Cette fois, le doute n’était plus permis : quelqu’un cherchait à lui faire peur.
— Qui est là ? demanda-t-elle, furieuse, en se retournant d’un bloc.
La salle dans laquelle elle se trouvait, une crypte cramoisie où s’étalaient les accessoires d’une messe noire, était vide.
— Si c’est une plaisanterie, je ne trouve pas ça drôle.
Elle attendit, les nerfs tendus, sans que rien ne vienne troubler le silence.
Pouvait-il s’agir d’une simple coïncidence ? Après tout, dans la confusion de ces derniers jours, la chute d’une planche n’avait rien de bien étonnant. Elle fouilla tout de même dans son sac, à la recherche d’un objet pour se défendre, sans rien trouver. Traumatisée par l’affaire des meurtres du Muséum, elle s’était longtemps promenée avec un pistolet, mais cette habitude s’était dissipée d’elle-même lorsqu’elle avait quitté New York et rejoint GeneDyne. Ce soir, elle s’en voulait d’avoir baissé la garde.
En regardant autour d’elle, Margo aperçut sur un établi un cutter sur lequel elle se rua. Le cutter en avant, elle se dirigea vers la sortie.
Un fracas se fit entendre dans son dos, plus sonore que les précédents, comme si quelqu’un avait violemment jeté quelque chose par terre.
Margo savait désormais qu’elle n’était pas seule dans l’exposition et qu’on cherchait à l’effrayer. Mais qui ? Un collègue froissé par son éditorial ? Elle comptait bien demander aux types de la sécurité si quelqu’un d’autre avait pénétré dans l’exposition.
Elle traversa en courant la chambre de thé japonaise et elle pénétrait dans les catacombes lorsqu’un claquement bref se fit entendre. Les lampes de secours s’éteignirent, plongeant le grand hall dans l’obscurité la plus complète.
Margo s’arrêta net, paralysée par la peur et le souvenir d’instants tout aussi angoissants, quelques années plus tôt.
— Qui est là ? demanda-t-elle, apeurée.
— Ce n’est que moi, lui répondit une voix.